les clowns lyriques · romain gary (1)

Elle devait se demander souvent, plus tard, d’où lui étaient venus le courage et la certitude qu’il fallait pour se conduire avec cette tranquille assurance, comment elle avait pu savoir aussitôt, sans une seconde d’hésitation, que l’homme qui la suppliait ainsi du regard n’était pas un habitué. Mais la réponse à cette question était naturellement aussi simple que difficile à admettre, pour une femme: cela n’aurait rien changé. Fût-il le plus banal des aventuriers, elle n’avait pas le choix. Sans doute n’y a-t-il jamais de choix. On peut regretter toute sa vie, mais on ne se trompe jamais en amour. La seule chose que l’on peut dire, devait-elle penser au cours des années, avec une amertume infinie, c’est que j’ai eu de la chance.
Ils se tenaient immobiles, bousculés par la foule, lisant chacun dans les yeux de l’autre un appel de détresse qui fut leur première confidence échangée, et puis elle lui sourit.
Personne ne leur prêtait attention, et les faux nez, les fausses barbes, les masques et les chapeaux pointus s’engouffraient dans le café en dansant et en hurlant, mais ils n’entendaient plus que le silence, leur silence à deux, plein d’un sourd battement intérieur tellement plus fort que la clameur du carnaval, et le fracas dont ils étaient entourés, les masques grimaçants et la bousculade accentuaient encore leur sentiment d’intimité et d’isolement et cette naissante certitude d’avoir gagné enfin une terre autre, vraie, d’être debout sur cette autre et enfin humaine planète que l’on peut seulement être deux à habiter.

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