les clowns lyriques · romain gary (2)

Il partait demain, il n’y avait plus de demain.
Elle se sentait effrayée, moins parce qu’il partait, mais parce qu’elle n’était pas sûre. Il fallait encore patienter, mais déjà, elle essayait de pressentir: elle guettait son corps, ses seins, son ventre, bien que ce fût absurde, c’était beaucoup trop tôt, on ne pouvait pas savoir. Mais elle avait bon espoir. Elle sourit et posa la main sur la joue de Rainier et la caressa, mais cette caresse ne lui était pas destinée, ni ce sourire. Son visage prit un air un peu coupable, un mélange de triomphe et d’innocence et Rainier lui prit le mention, la regarda dans les yeux:
– Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que tu es allée voler à la cuisine?
Elle secoua la tête sans rien dire, cacha son espoir sous ses paupières, commença à boutonner sa blouse avec une attention extraordinaire. Elle ne cherchait plus à le convaincre, à le libérer de leur emprise; il n’y avait qu’une façon de le changer, et c’était d’élever son enfant. C’est tout ce que nous pouvons faire pour essayer de vous changer enfin, pensa-t-elle. C’est ainsi que nous réussirons peut-être à murmurer doucement, clandestinement, le monde futur, dans l’oreille de nos enfants. Rien ne nous sépare, nous autres, femmes, et cette oeuvre qui leur échappe, c’est nous qui l’accomplissons. Nous ne sommes pas assez aimées pour vous retenir, mais vous laissez toujours dans nos mains l’avenir qui vous échappe. Et nous continuerons patiemment, maternellement, notre labeur imperceptible, jusqu’à ce que le monde soit fait de cette tendresse qui s’insinue.

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