Monthly Archives: May 2015

en quête de sens

music for a while · helen watts · alfred deller




les clowns lyriques · romain gary (2)

Il partait demain, il n’y avait plus de demain.
Elle se sentait effrayée, moins parce qu’il partait, mais parce qu’elle n’était pas sûre. Il fallait encore patienter, mais déjà, elle essayait de pressentir: elle guettait son corps, ses seins, son ventre, bien que ce fût absurde, c’était beaucoup trop tôt, on ne pouvait pas savoir. Mais elle avait bon espoir. Elle sourit et posa la main sur la joue de Rainier et la caressa, mais cette caresse ne lui était pas destinée, ni ce sourire. Son visage prit un air un peu coupable, un mélange de triomphe et d’innocence et Rainier lui prit le mention, la regarda dans les yeux:
– Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que tu es allée voler à la cuisine?
Elle secoua la tête sans rien dire, cacha son espoir sous ses paupières, commença à boutonner sa blouse avec une attention extraordinaire. Elle ne cherchait plus à le convaincre, à le libérer de leur emprise; il n’y avait qu’une façon de le changer, et c’était d’élever son enfant. C’est tout ce que nous pouvons faire pour essayer de vous changer enfin, pensa-t-elle. C’est ainsi que nous réussirons peut-être à murmurer doucement, clandestinement, le monde futur, dans l’oreille de nos enfants. Rien ne nous sépare, nous autres, femmes, et cette oeuvre qui leur échappe, c’est nous qui l’accomplissons. Nous ne sommes pas assez aimées pour vous retenir, mais vous laissez toujours dans nos mains l’avenir qui vous échappe. Et nous continuerons patiemment, maternellement, notre labeur imperceptible, jusqu’à ce que le monde soit fait de cette tendresse qui s’insinue.

les clowns lyriques · romain gary (1)

Elle devait se demander souvent, plus tard, d’où lui étaient venus le courage et la certitude qu’il fallait pour se conduire avec cette tranquille assurance, comment elle avait pu savoir aussitôt, sans une seconde d’hésitation, que l’homme qui la suppliait ainsi du regard n’était pas un habitué. Mais la réponse à cette question était naturellement aussi simple que difficile à admettre, pour une femme: cela n’aurait rien changé. Fût-il le plus banal des aventuriers, elle n’avait pas le choix. Sans doute n’y a-t-il jamais de choix. On peut regretter toute sa vie, mais on ne se trompe jamais en amour. La seule chose que l’on peut dire, devait-elle penser au cours des années, avec une amertume infinie, c’est que j’ai eu de la chance.
Ils se tenaient immobiles, bousculés par la foule, lisant chacun dans les yeux de l’autre un appel de détresse qui fut leur première confidence échangée, et puis elle lui sourit.
Personne ne leur prêtait attention, et les faux nez, les fausses barbes, les masques et les chapeaux pointus s’engouffraient dans le café en dansant et en hurlant, mais ils n’entendaient plus que le silence, leur silence à deux, plein d’un sourd battement intérieur tellement plus fort que la clameur du carnaval, et le fracas dont ils étaient entourés, les masques grimaçants et la bousculade accentuaient encore leur sentiment d’intimité et d’isolement et cette naissante certitude d’avoir gagné enfin une terre autre, vraie, d’être debout sur cette autre et enfin humaine planète que l’on peut seulement être deux à habiter.