L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.Tu fermeras l’œil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.Puis tu te sentiras la joue égratignée…
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…Et tu me diras : ” Cherche ! ” en inclinant la tête,
– Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
– Qui voyage beaucoup…
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les clowns lyriques · romain gary (2)
Il partait demain, il n’y avait plus de demain.
Elle se sentait effrayée, moins parce qu’il partait, mais parce qu’elle n’était pas sûre. Il fallait encore patienter, mais déjà, elle essayait de pressentir: elle guettait son corps, ses seins, son ventre, bien que ce fût absurde, c’était beaucoup trop tôt, on ne pouvait pas savoir. Mais elle avait bon espoir. Elle sourit et posa la main sur la joue de Rainier et la caressa, mais cette caresse ne lui était pas destinée, ni ce sourire. Son visage prit un air un peu coupable, un mélange de triomphe et d’innocence et Rainier lui prit le mention, la regarda dans les yeux:
– Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que tu es allée voler à la cuisine?
Elle secoua la tête sans rien dire, cacha son espoir sous ses paupières, commença à boutonner sa blouse avec une attention extraordinaire. Elle ne cherchait plus à le convaincre, à le libérer de leur emprise; il n’y avait qu’une façon de le changer, et c’était d’élever son enfant. C’est tout ce que nous pouvons faire pour essayer de vous changer enfin, pensa-t-elle. C’est ainsi que nous réussirons peut-être à murmurer doucement, clandestinement, le monde futur, dans l’oreille de nos enfants. Rien ne nous sépare, nous autres, femmes, et cette oeuvre qui leur échappe, c’est nous qui l’accomplissons. Nous ne sommes pas assez aimées pour vous retenir, mais vous laissez toujours dans nos mains l’avenir qui vous échappe. Et nous continuerons patiemment, maternellement, notre labeur imperceptible, jusqu’à ce que le monde soit fait de cette tendresse qui s’insinue.
les clowns lyriques · romain gary (1)
Elle devait se demander souvent, plus tard, d’où lui étaient venus le courage et la certitude qu’il fallait pour se conduire avec cette tranquille assurance, comment elle avait pu savoir aussitôt, sans une seconde d’hésitation, que l’homme qui la suppliait ainsi du regard n’était pas un habitué. Mais la réponse à cette question était naturellement aussi simple que difficile à admettre, pour une femme: cela n’aurait rien changé. Fût-il le plus banal des aventuriers, elle n’avait pas le choix. Sans doute n’y a-t-il jamais de choix. On peut regretter toute sa vie, mais on ne se trompe jamais en amour. La seule chose que l’on peut dire, devait-elle penser au cours des années, avec une amertume infinie, c’est que j’ai eu de la chance.
Ils se tenaient immobiles, bousculés par la foule, lisant chacun dans les yeux de l’autre un appel de détresse qui fut leur première confidence échangée, et puis elle lui sourit.
Personne ne leur prêtait attention, et les faux nez, les fausses barbes, les masques et les chapeaux pointus s’engouffraient dans le café en dansant et en hurlant, mais ils n’entendaient plus que le silence, leur silence à deux, plein d’un sourd battement intérieur tellement plus fort que la clameur du carnaval, et le fracas dont ils étaient entourés, les masques grimaçants et la bousculade accentuaient encore leur sentiment d’intimité et d’isolement et cette naissante certitude d’avoir gagné enfin une terre autre, vraie, d’être debout sur cette autre et enfin humaine planète que l’on peut seulement être deux à habiter.
narcisse et goldmund · hermann hesse
Et pourtant la vie était belle! Il cueillit dans l’herbe une petite fleur violette, l’approcha de son œil pour regarder dans le calice étroit; il y avait là des veines et de minuscules organes fins comme des cheveux, comme au plus intime de la femme et comme au plus profond du cerveau d’un penseur où vibraient la vie et le plaisir. Oh! pourquoi ne savait-on rien, absolument rien? Pourquoi ne pouvait-on parler avec cette fleur? Mais deux hommes ne pouvaient même pas échanger vraiment leurs pensées, à moins d’un hasard heureux, d’une amitié ou d’une réceptivité exceptionnelles. Non, c’était une chance que l’amour n’eût pas besoin de paroles; sans quoi il se serait empli de malentendus et de folies. Ah! la façon dont les yeux de Lise à demi fermés avaient comme chaviré sous l’excès des délices, ne laissant plus voir qu’un trait blanc dans la fente des paupières convulsées, ça ne pouvait s’exprimer en dix mille formules de savants ou de poètes! Rien, ah! absolument rien ne pouvait s’exprimer à fond, se penser à fond, et pourtant on avait toujours en soi à nouveau le besoin ardent de parler, l’éternelle tendance à penser!
pedro páramo · juan rulfo
Cette nuit, les rêves se sont de nouveau succédé. Pourquoi ce souvenir si vif de tant de choses? Pourquoi pas la mort tout simplement, et non cette musique plaintive du passé?
« Florencio est mort, madame. »
Que cet homme était grand! Qu’il était haut! Et que sa voix était dure. Aussi sèche que la terre la plus sèche. Et son image était floue. Ou était-elle devenue floue par la suite? On aurait dit qu’entre lui et elle s’interposait la pluie. « Qu’avait-on dit? Florencio? De quel Florencio parlait-on? Du mien? Oh! Pourquoi n’ai-je pas pleuré et ne me suis-je pas ensuite noyée dans les larmes, pour me laver de mon angoisse? Seigneur! Tu n’existes pas! Je T’avais demandé d’étendre sur lui Ta protection. De me le garder. C’est ce que je T’avais demandé. Mais Toi, Tu ne T’occupes que des âmes. Et ce que je veux de lui, c’est son corps. Nu et brûlant d’amour, bouillant de désirs, pétrissant mes seins et mes bras tremblants. Mon corps transparent suspendu au sien. Mon corps sans poids soutenu par ses forces et livré à elles. Que faire à présent de mes lèvres, sans ta bouche pour les remplir? Que faire de mes lèvres endolories? »