(La dernière phrase de son journal.)
On voudrait être un baume versé sur tant de plaies.
(La dernière phrase de son journal.)
On voudrait être un baume versé sur tant de plaies.
J’ai raccroché le téléphone, tu sais et je suis sortie sur le balcon pour regarder le ciel. Il faisait doux, tellement doux et je t’ai souri à travers cet infini de bleu, parce que cela m’a semblé si évident que tu étais là, que je pouvais presque effleurer ton âme du bout des doigts. Alors j’ai éprouvé une chose nouvelle, j’ai éprouvé cet amour infini qui existe par-delà la mort, j’ai éprouvé ce que je n’avais jamais senti, seulement espéré, et que je vérifiais ce jour-là pour la première fois, grâce à toi. (…)
Désormais nous partageons ensemble ce trésor, et je ne te perdrai jamais de même que tu ne me perdras jamais, car nous vivrons toujours l’une dans l’autre de ce que nous avons partagé ensemble, et nous reprendrons d’autres conversations, je te parlerai et tu me parleras dans le silence de la nuit, dans la fleur de lis s’épanouissant dans le printemps, je te parlerai en regardant le soleil, en accouchant de mon petit garçon, en caressant son corps de nouveau-né, je te parlerai en courant vers la mer, et en buvant du vin, je te parlerai en lisant et en souriant à celui que j’aime, en embrassant ma fille, en écoutant la peine des uns et en accueillant le bonheur des autres, je te parlerai en m’endormant épuisée du devoir accompli et en me réveillant heureuse, en refusant toujours de me laisser aller à la complaisance et au jugement facile, je te parlerai en faisant l’amour et en regardant la lune, en honorant ma soif, en regardant tes enfants grandir et s’épanouir dans leur vie, en acceptant aussi de me laisser traverser par cette tristesse de ta mort, je te parlerai en conjuguant ce oui.
Oui, il faut travailler sur soi, oui, la foi est un rempart de lumière et la mort un passage.
Lorette Nobécourt, Pour Claire
[After my mother’s death,] I wondered how I would feel about sitting shiva. I did not know if I could bear it, sitting all day on a low stool with my fellow mourners for seven days on end, receiving a constant stream of people, and talking, talking, talking endlessly of the departed. But I found it a deep and crucial and affirmative experience, this total sharing of emotions and memories, when, alone, I felt so annihilated by my mother’s death…
From On the Move: A Life by Oliver Sacks, quoted in The Victory of Oliver Sacks, by Jerome Groopman, NYRB LXII, Number 9
Comme un écho, fragmenté mais doux et profond..
Echo de Pedro Páramo, lu il y a un an et qui murmure encore à mon oreille la nuit, le désir, les fantômes, les morts qui nous parlent..
Echo d’un poème de Paul Celan découvert un jour à Bobigny en cours avec Charlotte Ginot, Todesfuge, tes cheveux d’or Margarete, tes cheveux de cendre Sulamith..
Est-ce ainsi que nous parlent les morts? s’est-elle alors demandé. Terence a répondu obliquement, disant qu’ainsi parle notre mémoire, en un ressassement continu, mais si bas, si confus, comme celui du sang dans nos veines, qu’on ne l’entend pas. On l’entend d’autant moins qu’on ne l’écoute pas. Mais il y a des livres écrits de telle sorte que, parfois, ils font sur certains lecteurs un effet semblable à celui de ces gros coquillages que l’on presse contre son oreille, et soudain on entend la rumeur de son sang mugir en sourdine dans la conque. Le bruit de l’océan, le bruit du vent, le bruit de notre propre cœur. Un bruissement de limbes. Adam a lu ce livre, qui à d’autres ne raconte qu’une histoire étrange, confuse, dont ils ne franchissent pas le seuil, et le livre se sera posé contre son oreille; un livre en creux, en douve, en abîme, où une nuée d’échos se sera mise à chuchoter.
Le lendemain, mendiante définitive au cœur de Thèbes, je vais plus tôt à l’agora. Je me prosterne d’abord au pied de ce qui doit devenir ma colonne et j’embrasse la pierre en me disant : Je ne suis plus dans les villages où je mendiais pour mon père. Je suis dans la cité des frères ennemis, dont Etéocle a fait une ville immense, un pays de riches que Polynice veut prendre et posséder de force. Ce n’est plus l’ancien cri que je dois pousser ici, il est trop faible pour la ville inexorable où personne n’écoute.
Jamais je n’ai mendié dans une grande ville, je ne sais pas ce qu’il faut faire. Qu’importe ! La première fois qu’il a chanté, Œdipe ignorait aussi quelle voix allait sortir de son ventre et de son âme. Je fais silence en moi, je me concentre sur cette image du premier chant d’Œdipe, le soir du solstice d’été quand Diotime s’est penchée vers moi pour me dire : Notre aède nous a trouvées.
Je mets mon panier de mendiante devant moi et j’attends en murmurant des prières, derrière les colonnes, sur les toits je vois les gamins d’hier et beaucoup d’autres qui me regardent comme si quelque chose devait se produire. Je les oublie, je ne les vois plus ni ceux qui passent et qui me jettent peut-être quelques sous.Toute mon attention est requise par ce qui se passe en moi et qui vient de bien plus profond. Il y a une colère, une étrange et brusque fureur qui grandit en traversant mon corps et va produire un cri. Le cri d’un enfant malingre, enfermé, abandonné dans une cave et qui entrevoit, à travers les millénaires ténébreux, l’espérance, l’existence de la clarté. C’est le cri vers la lumière de ceux qui sont nés pour elle et qui en ont été indéfiniment exilés. Le cri progresse sauvagement en moi, il me déchire, il me brise sur un sol sans devenir et me force à verser les larmes les plus dures. Le cri, le crime, plane au-dessus de la ville et il n’est plus question de le retenir mais seulement de l’expulser en douleur et en vérité pendant tout le temps qu’il exigera pour naître.
Je suis perdue, plus perdue que jamais dans l’obscurité de mon existence mais je sens que je ne suis plus seule. Des gens, beaucoup de gens sont accourus à mon appel, certains pleurent avec moi, d’autres m’apportent ce qu’ils croyaient à eux et ne peuvent plus garder.
Je voudrais les remercier, leur dire : Assez, c’est assez ! Je ne peux plus retenir un autre cri, le second qui ressemble à celui d’une femme en amour ou d’une ville forcée. J’entends des gens, encore des gens qui accourent. Ils jettent des pièces dans mon panier qui déborde de dons. On pose des pains, des galettes tout autour de moi. Je reconnais la voix tremblante de la boulangère qui dit : “Arrête, Antigone, ou je te donnerai tout. Tout ce que je devrais vendre. Mon mari ne t’entend pas, certains, c’est incroyable, ne t’entendent pas. Si je te donne plus, il me battra à mort.”
J’ai pitié d’elle, je me prosterne, le front contre le sol, pour ne plus appeler, ne plus hurler comme un enfant perdu. Le cri veut s’élever encore, je tente de le contenir dans mon ventre qui se crispe, de le barricader dans ma gorge qui s’étrangle, malgré tout il jaillit : Non ! Non, il n’y a pas assez de malheurs, de hontes, de crimes, pas assez d’absurdes désastres, de vies détruites, d’espérances piétinées. Pas assez de sang, d’enfants tués, de destructions et de folies sur la terre. Il faut que la chose grandisse encore, montre enfin au grand jour se tête hideuse et molle et répande sa puanteur. Il ne suffit pas que la chose soit vue, il faut qu’elle soit parlée, plus haut, beaucoup plus haut. Qu’elle soit criée, que son terrible langage soit entendu, qu’il déborde ici et maintenant, puisque le lieu où il devrait être proféré, puisque ce lieu n’existe pas.
Le cri me déchire et me force à me relever tandis qu’il se termine en sanglots saccadés. Je parviens à ouvrir les yeux, il y a autour de moi une foule qui me regarde et qui pleure en silence. Oui, de cette ville belliqueuse, avare et dure, tous ces gens sont venus pour pleurer avec moi, pleurer sur le malheur qui est, sur celui qui s’annonce et dont le cri leur a fait entrevoir l’imprévisible étendue. Il devait porter aussi quelque obscure espérance puisqu’ils ont apporté tout cet argent et cette prodigieuse quantité de dons qui m’entourent.
Fendant la foule un homme s’avance vers moi. Je pense : c’est l’homme d’ombre de mon rêve. Il arrête d’un geste la fin de mon cri. Il dit : “Assez !” Il dit : “C’est trop… Ici, c’est la vie. Ce n’est pas le lieu pour cela.
– Où est le lieu ?”
On voit sur son visage qu’il a pleuré, lui aussi, il me parle et me regarde très sobrement comme quelqu’un pour qui – comme pour Œdipe – échec et victoire, bien et mal, tout est devenu la même chose.
Je voudrais lui parler du lieu, s’il existe, mais déjà il a disparu.
Tout d’un coup, je n’en peux plus. Je ne veux pas lire plus avant en moi. D’ailleurs l’insomnie chaude est devenue une insomnie glaciale. J’ai froid. Je ne peux plus penser à la mort de Stéphane. Il faut occulter cette douleur, la remettre à demain, à plus tard. Je prends un cachet pour dormir. Je vais faire une bouillotte d’eau chaude dans la salle de bains. Je la cale contre mes reins, je sens que je vais m’endormir, Stéphane et Paule sont encore vivants dans mon sommeil.
Je voudrais faire l’économie de toutes les morts que j’ai vécues, de celles que je devrai vivre encore. Je ne peux pas, je suis dans ce temps, dans ce monde, il n’y en a pas d’autre.
Une journée triste à plus d’un titre.
Bien décidée à continuer à chanter, à rire et à vivre pleinement tout l’amour qui vibre en moi – mais pour ça, avant il aura fallu pleurer. Et c’est comme ça. Et c’est juste, comme ça.
Et au hasard d’un post facebook, un texte qui m’a parlé de cette nécessité de ressentir avant d’agir.
Je voudrais seulement être comme les autres, j’envie leur aisance, leurs rires, leurs histoires, je suis sûre qu’ils possèdent quelque chose que je n’ai pas, j’ai longtemps cherché dans le dictionnaire un mot qui dirait la facilité, l’insouciance, la confiance et tout, un mot que je collerais dans mon cahier, en lettres capitales, comme une incantation.
La violence de notre société, la violence indicible du silence face à l’injustice, le sentiment de ne pas savoir où est sa place, et l’impossibilité de certains deuils… Tant de sujets qui font que ce livre m’a touchée..
Elle se tait, pendant quelques minutes, le regard dans le vague. Je donnerais tout, mes livres, mes encyclopédies, mes vêtements, mon ordinateur, pour qu’elle ait une vraie vie, avec un lit, une maison et des parents pour l’attendre. Je pense à l’égalité, à la fraternité, à tous ces trucs qu’on apprend à l’école et qui n’existent pas. On ne devrait pas faire croire aux gens qu’ils peuvent être égaux ni ici ni ailleurs. Ma mère a raison. C’est la vie qui est injuste et il n’y a rien à ajouter. Ma mère elle sait quelque chose qu’on ne devrait pas savoir. C’est pour ça qu’elle est inapte pour son travail, c’est marqué sur ses papiers de sécurité sociale, elle sait quelque chose qui l’empêche de vivre, quelque chose qu’on devrait savoir seulement quand on est très vieux. On apprend à trouver des inconnues dans les équations, tracer des droites équidistantes et démontrer des théorèmes, mais dans la vraie vie, il n’y a rien à poser, à calculer, à deviner. C’est comme la mort des bébés. C’est du chagrin et puis c’est tout. Un grand chagrin qui ne se dissout pas dans l’eau, ni dans l’air, un genre de composant solide qui résiste à tout.
Un beau livre écrit pour toutes les femmes qui ont perdu un enfant avant sa naissance – un deuil silencieux et méconnu..
Notre âge est ce qu’il est. J’ai rencontré suffisamment d’enfants de “vieux” ces derniers temps; ils savent d’emblée à quoi s’en tenir, quels parents ils ont. Aucun n’a jamais évoqué cette question comme un problème, encore moins une souffrance. Au contraire. Intuitivement je comprends. L’alliance entre leurs parents et eux est singulière. Ils sont plus que tout autre l’enfant inattendu, le présent. S’ils sont là, c’est que leurs parents ont accueilli le cadeau comme il se devait, simplement. Cela fait entre eux quelque chose de doux, un peu à part. Ces enfants-là n’attendent pas de leurs parents je ne sais quelle compensation et encore moins je ne sais quelles promesses d’avenir. Ça se passe ailleurs. Un accord tacite les lie. Il n’y a rien de plus à dire, peut-être parce qu’à leur tour, ces enfants-là risquent moins que les autres de se voir investis de je ne sais quelle charge, ou quelle dette. Ils ont juste à vivre, simplement. Ça fait d’autres rapports.
That fall, after the summer when they both died, she and my father, there was a point when I wanted to say to them, All right, you have died, I know that, and you’ve been dead for a while, we have all absorbed this and we’ve explored the feelings we had at first, in reaction to it, surprising feelings, some of them, and the feelings we’re having now that a few months have gone by – but now it’s time for you to come back. You’ve been away long enough.
(Lydia Davis, Can’t and Won’t – quoted by Adam Thirlwell in The Giant Slightness of Being, New York Review of Books, LXI-10)