Le lendemain, mendiante définitive au cœur de Thèbes, je vais plus tôt à l’agora. Je me prosterne d’abord au pied de ce qui doit devenir ma colonne et j’embrasse la pierre en me disant : Je ne suis plus dans les villages où je mendiais pour mon père. Je suis dans la cité des frères ennemis, dont Etéocle a fait une ville immense, un pays de riches que Polynice veut prendre et posséder de force. Ce n’est plus l’ancien cri que je dois pousser ici, il est trop faible pour la ville inexorable où personne n’écoute.
Jamais je n’ai mendié dans une grande ville, je ne sais pas ce qu’il faut faire. Qu’importe ! La première fois qu’il a chanté, Œdipe ignorait aussi quelle voix allait sortir de son ventre et de son âme. Je fais silence en moi, je me concentre sur cette image du premier chant d’Œdipe, le soir du solstice d’été quand Diotime s’est penchée vers moi pour me dire : Notre aède nous a trouvées.
Je mets mon panier de mendiante devant moi et j’attends en murmurant des prières, derrière les colonnes, sur les toits je vois les gamins d’hier et beaucoup d’autres qui me regardent comme si quelque chose devait se produire. Je les oublie, je ne les vois plus ni ceux qui passent et qui me jettent peut-être quelques sous.Toute mon attention est requise par ce qui se passe en moi et qui vient de bien plus profond. Il y a une colère, une étrange et brusque fureur qui grandit en traversant mon corps et va produire un cri. Le cri d’un enfant malingre, enfermé, abandonné dans une cave et qui entrevoit, à travers les millénaires ténébreux, l’espérance, l’existence de la clarté. C’est le cri vers la lumière de ceux qui sont nés pour elle et qui en ont été indéfiniment exilés. Le cri progresse sauvagement en moi, il me déchire, il me brise sur un sol sans devenir et me force à verser les larmes les plus dures. Le cri, le crime, plane au-dessus de la ville et il n’est plus question de le retenir mais seulement de l’expulser en douleur et en vérité pendant tout le temps qu’il exigera pour naître.
Je suis perdue, plus perdue que jamais dans l’obscurité de mon existence mais je sens que je ne suis plus seule. Des gens, beaucoup de gens sont accourus à mon appel, certains pleurent avec moi, d’autres m’apportent ce qu’ils croyaient à eux et ne peuvent plus garder.
Je voudrais les remercier, leur dire : Assez, c’est assez ! Je ne peux plus retenir un autre cri, le second qui ressemble à celui d’une femme en amour ou d’une ville forcée. J’entends des gens, encore des gens qui accourent. Ils jettent des pièces dans mon panier qui déborde de dons. On pose des pains, des galettes tout autour de moi. Je reconnais la voix tremblante de la boulangère qui dit : “Arrête, Antigone, ou je te donnerai tout. Tout ce que je devrais vendre. Mon mari ne t’entend pas, certains, c’est incroyable, ne t’entendent pas. Si je te donne plus, il me battra à mort.”
J’ai pitié d’elle, je me prosterne, le front contre le sol, pour ne plus appeler, ne plus hurler comme un enfant perdu. Le cri veut s’élever encore, je tente de le contenir dans mon ventre qui se crispe, de le barricader dans ma gorge qui s’étrangle, malgré tout il jaillit : Non ! Non, il n’y a pas assez de malheurs, de hontes, de crimes, pas assez d’absurdes désastres, de vies détruites, d’espérances piétinées. Pas assez de sang, d’enfants tués, de destructions et de folies sur la terre. Il faut que la chose grandisse encore, montre enfin au grand jour se tête hideuse et molle et répande sa puanteur. Il ne suffit pas que la chose soit vue, il faut qu’elle soit parlée, plus haut, beaucoup plus haut. Qu’elle soit criée, que son terrible langage soit entendu, qu’il déborde ici et maintenant, puisque le lieu où il devrait être proféré, puisque ce lieu n’existe pas.
Le cri me déchire et me force à me relever tandis qu’il se termine en sanglots saccadés. Je parviens à ouvrir les yeux, il y a autour de moi une foule qui me regarde et qui pleure en silence. Oui, de cette ville belliqueuse, avare et dure, tous ces gens sont venus pour pleurer avec moi, pleurer sur le malheur qui est, sur celui qui s’annonce et dont le cri leur a fait entrevoir l’imprévisible étendue. Il devait porter aussi quelque obscure espérance puisqu’ils ont apporté tout cet argent et cette prodigieuse quantité de dons qui m’entourent.
Fendant la foule un homme s’avance vers moi. Je pense : c’est l’homme d’ombre de mon rêve. Il arrête d’un geste la fin de mon cri. Il dit : “Assez !” Il dit : “C’est trop… Ici, c’est la vie. Ce n’est pas le lieu pour cela.
– Où est le lieu ?”
On voit sur son visage qu’il a pleuré, lui aussi, il me parle et me regarde très sobrement comme quelqu’un pour qui – comme pour Œdipe – échec et victoire, bien et mal, tout est devenu la même chose.
Je voudrais lui parler du lieu, s’il existe, mais déjà il a disparu.